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Département Hérault
5 avril 2011

La galéjade

Les produits du Midi et les Méridionaux eux-mêmes supportent très bien l'exportation, grâce peut-être aux violents parfums de lavande, d'ail, de menthe, dont ils sont imprégnés. Toutefois la galéjade, qui est bien le produit le plus authentique du Midi, perd beaucoup à être dépaysée ; il en est d'elle comme de ces fruits du tropique qui nous arrivent dans des boîtes de fer-blanc, et qui ont laissé au sol natal leur goût sucré, aromatique ou poivré, si bien que l'ananas devient, pour les profanes, un véritable melon.
Mon ami Marius Fourcade, le plus fin des galéjaire, c'est-à-dire des fabricants de galéjade, ne s'en doutait pas ; il n'était jamais sorti de Provence, et il ne croyait guère qu'il existât au nord de la Durance un pays de Franchimands. Ses lectures et ses affaires lui ayant révélé que ce pays existait réellement et que même la Provence, y compris Tarascon, en faisait partie, il se mit en tête la meilleure de ses galejado, et quand il la posséda bien par coeur, quand il se fut assuré par des expériences sur ses compatriotes qu'elle ne manquerait pas son effet, il attendit...num_risation_avril_001
Il attendait quoi ?... Ne risquait-il pas, en l'apportant trop tard à Paris, de la trouver éventée ou faisandée, au moment solennel du déballage ? Oh que non ! C'était une de ces galéjades bâties à chaux et à sable qui peuvent rouler des années de par le monde méridional, et que n'endommageraient ni les boues de la Camargue, ni les cailloux de la Crau. Bref, c'était une galéjade de première qualité.
Mais voici un quart d'heure que je parle de galéjade, et je suis peut-être le seul de l'honorable société qui sache ce que c'est qu'une galéjade. Si mon ami Marius lisait par-dessus mon épaule, comme c'est son habitude, il me dirait : Galéjaire, va ! La galéjade, en provençal galejado, est une plaisanterie plus ou moins prolongée que l'on fait à quelqu'un, sous forme d'une histoire à dormir debout, d'une mystification orale, d'une discussion que Théophile Gautier qualifierait hardiment de coq-à-l'ânesque. Il ne me reste plus qu'à vous rendre témoins de la mésaventure qui arriva à M. Marius Lafourcade et à sa galejado.
Marius s'était faufilé, avec la modestie et la timidité qui caractérisent tous les Marius du Midi, dans un salon où il ne connaissait personne et où il n'était connu de personne. Cette circonstance ne lui causait aucune gêne, au contraire : il n'en avait que plus d'aplomb, et c'est beaucoup dire. Il s'était bientôt mis au fait de la conversation générale, et il était scandalisé par la correction, la politesse extrême, les expressions choisies qui y régnaient. Il se disait : "Marius, mon bon, si ça continue, tu ne trouveras pas une occasion d'ouvrir le bec."
Juste à ce moment-là, une vieille dame le regarda entre les deux yeux, comme si elle avait redouté que l'intrus n'ouvrît vraiment le bec. Marius se sentit deviné et se répéta : "Marius, mon bon, c'est le moment : si tu t'en vas sans avoir débité ta galejado... eh bien ! tu n'es qu'un Franchimand."
Un vieux monsieur venait de raconter une fine anecdote qui avait amener un léger sourire. Seul Marius gardait son sérieux, il trouva cela bien fade, il avait l'air d'un boulanger qui contemple une pâtisserie. Soudain, il prit la parole, à la grande terreur de la dame, qui tenait beaucoup à la réputation de son salon.
- La belle affaire ! dit Marius. Il aurait fallu voir la figure que faisait le ministre de la Marine quand je lui ai adressé mon discours, en ma qualité de maire des Martigues.
- Ah ! vraiment, mon ami, vous êtes le maire des Martigues. Vous êtes bien jeune. Cela m'étonne.
- Moi, ça ne m'étonne pas du tout, reprit Marius. Donc je prends le ministre par-dessous le bras, je l'emmène sur la plus haute montagne des Martigues...
- Mon ami, dit un des auditeurs, les Martigues sont à plus de vingt lieues de toute montagne.
- Je m'en doutais bien, répond Marius. De là-haut, je lui montre l'extrémité de la botte. Vous savez, cette botte que les Italiens nous menacent de nous mettre au bas du dos pendant que nous nous battrons, et je lui dis : "Monsieur le ministre, voilà Rome, d'où Humberto nous fait des pieds de nez." Eh bien, savez-vous ce que me répond le ministre ? Il me répond : "Qu'est-ce que tu ferais ? Marius. - Eh parbleu ! je planterais sur cette butte un canon, que dis-je, dix canons, vingt canons, cent canons, tous dirigés vers le coeur de l'Italie, sur la demeure d'Humberto." Le ministre m'embrasse et me dit : "Marius, tu es un patriote, viens me voir à Paris." Malheureusement il oublie de me laisser son adresse. Eh bien, vous autres, qu'est-ce que vous dites de ça ?
Trois messieurs âgés, aussi décorés les uns que les autres, se regardaient avec étonnement, et ensuite regardaient Marius ; il était évident qu'ils le croyaient échappé de quelque cellule. A la fin l'un d'eux prit dans sa poche un petit carnet d'où il tira une carte de visite et la tendit à Marius.
Celui-ci, qui avait d'ordinaire le teint d'un beau rouge, d'un rouge de homard, lut la simple ligne, et aussitôt son teint tourna au vert. Ces quelques mots étaient : "M. l'amiral de C., ministre de la Marine et des Colonies."
Deux ou trois jours après, on me racontait sa mésaventure. Comme il se douta bien que je la connaissais, il me dit sans préambule :
- Eh bien ! oui, j'ai eu tort de ne pas allez chez monsieur le ministre.

M. BERTAUT - Article de 1891

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