Frontignan - Fait historique - 1812
En 1812, trois gardes-côtes français, poursuivis par une frégate anglaise d'une force dix fois supérieure, faisaient des efforts inouïs pour essayer d'échapper à l'ennemi.
C'était le Lion, le Robuste et le Borée. Les deux premiers, serrés de près, vinrent s'échouer sur la plage des Aresquiés ; le Borée, seul, put se réfugier à l'abri du canon de Cette. Nos braves marins sautent à l'eau et abandonnent leurs navires après les avoir incendiés. A la vue des flammes qui s'élèvent, la population des villages voisins s'entasse sur les hauteurs ; la frégate ennemie s'éloigne et attend, muette spectatrice, le dénouement prévu.
En effet, les ondes s'entr'ouvent, la terre tremble ; jusqu'à Cournon, à dix kilomètres, les vitres volent en éclats, et une gerbe de débris informes s'élève dans la nue, puis retombe dans l'écume bouillonnante des flots qu'elle a soulevés ; puis, plus rien... La marine française a deux navires en moins.
Alors la frégate s'approche de tous ces débris flottants pour s'assurer que le désastre est bien complet sans doute, mais aussi pour sonder le rivage, où la lunette du commandant a découvert un fortin inoffensif, datant de la construction du canal des Étangs, et qu'habite un vieux soldat, garde-canal, appelé Jeannot Besselin.
Jeannot, de la plate-forme de sa redoute, a suivi les péripéties de ce lugubre drame ; il voit la frégate serrer la terre et, s'arrêtant, jeter à l'eau sa plus forte chaloupe chargée de monde et qui force de rames pour aborder la plage. Le vieux soldat a deviné d'un coup d'oeil les intentions de l'ennemi ; il jette à la hâte dans sa barque les quelques hardes qu'il possède, et, traversant le canal, se porte sur la berge sud, dont l'épaulement lui sert d'abri ; là Jeannot allonge sa vieille carabine, et immobile, le doigt sur la détente, il attend...
Les Anglais ont abordé et s'élancent ; mais ils reculent de surprise : l'étang leur barre le chemin. Pendant qu'ils hésitent, une détonation se fait entendre ; un des leurs, renversé sur le dos, agit dans le vide ses bras agonisants. Un cri de vengeance s'élève, et tous courent à leur canot.
Jeannot rechargeait sa carabine, calme et souriant.
Le canot a franchi la plage, on le jette à l'étang ; et, montrant le poing à la berge, les habits rouges tirent quelques coups de feu dans sa direction. Mais Jeannot a visé de nouveau, et un rameur tombe roide mort sur ses avirons.
Le vieux soldat saute dans sa barque, travers le canal, passe sous le petit ponceau de l'étang d'Imgril et s'abrite derrière l'épaulement de la digue du Nord. Sa carabine est rechargée ; et, quand la chaloupe ennemie paraît dans le canal, sous l'arche élevée du pont du poste des Aresquiés, un grand cri part de la barque, où la balle de Jeannot vient de faire un nouveau vide.
Pour lui, rapide, il saute dans sa nacelle et gagne à force de rames la pointe du bois des Aresquiés.
Mais les Anglais, ayant abordé par la berge du nord, courent au lieu d'où est partie la dernière détonation et voient le fugitif, qui n'a point encore atteint le rivage opposé ; une grêle de balles frappe son canot et fait jaillir l'eau tout autour de lui. Jeannot, impassible sous cette pluie de projectiles, saute sain et sauf sur la pointe de terre et disparaît dans les chênes verts du rivage.
A l'abri, notre héros, silencieux, recharge pour la quatrième fois l'arme dont il vient de faire si vaillant usage contre les ennemis de la patrie.
Mais son front, déjà sombre, s'assombrit encore. L'Anglais sort de sa barque un baril et le roule précipitamment vers la redoute. A la hâte que mettent ces gens à exécuter les ordres reçus, aux regards anxieux qu'ils jettent dans la direction de Frontignan où se sont réfugiés les équipages du Lion et du Robuste, on devine qu'ils craignent une surprise, et qu'il leur tarde de regagner leur bord.
Au bout de quelques instants tous sortent du fortin et rentrent dans la chaloupe, que le quartier-maître retient seul à la berge avec la pointe de son croc. A ce moment sort de la redoute un bas-officier, qui jette à ses pieds un bout de mèche allumée, et s'élance dans la chaloupe ; un nuage de fumée s'éleva soudain du dernier buisson de chênes verts de la pointe du bois, et le quartier-maître anglais recevait, expirant dans ses bras, l'officier, qu'une balle venait de traverser de part en part.
- Et de quatre ! exclama au loin une voix sonore.
Arriver à la plage, faire sauter la digue de sable à leur chaloupe, la remettre à flot à la mer et nager avec désespoir vers la frégate, fut pour les Anglais l'affaire de quelques instants, comme si le voisinage de la terre eût renfermé pour eux quelque terrible menace.
Ils allaient aborder le navire quand une sourde commotion fit rider la face des eaux et ployer les chênes verts sous son souffle véhément. Les murailles de la redoute, lancée à cent mètres en l'air, retombaient sous forme d'une pluie de pierre. Un homme jaillit soudain du rivage d'Aresquiés, agitant sa carabine et montrant le poing à l'Anglais. Du revers de sa rude main, il essuya une larme ; puis, montant dans sa barque, il hurla de toute la force de ses vigoureux poumons : Vive l'Empereur !
Son cri roula longtemps sonore sur les ondes apaisées, puis s'éteignit ; la solitude et le silence avaient seul répondu.
A quelques jours de là, une baraque proprette, bâtie des débris écroulés, s'appuyait au pan de muraille ouest de la redoute ruinée. Un vieux soldat fumait sur le seuil, jetant à la mer, que sillonnaient les voiles anglaises, un regard de mélancolique défi.
Fidèle à sa consigne, Jeannot Besselin, que vous avez reconnu, continua de vivre au milieu des ruines de la chère redoute jusqu'au jour la mort rendit visite au vieillard.
L'assistance de tous lui adoucissait les derniers jours d'une existence consacrée au pays, et le souvenir du peuple a donné son nom à la redoute en ruines et au canal qui en baigne le pied : redoute de Jeannot, canal de Jeannot.
Modeste nom d'un modeste héros, puisse ton souvenir éveiller encore dans nos âmes attiédies assez de patriotisme pour que tu sois conservé glorieux !
Ce fait historique est extrait de l'ouvrage de M. Achille MUNIER : Notes sur Frontignan, pour servir à son histoire. Cet ouvrage est illustré de plusieurs chromo-lithographie dessinées par l'auteur.