La Barbe Impossible (une anecdote sur Molière)
Sans quitter le fauteuil du barbier Gély d'où il observe, contemple et enregistre, d'où il assiste à un spectacle changeant sans cesse, Molière voit entrer le message d'Aniane, un lourdaud, client habituel de la boutique.
Maître Gély court la pratique en ville, et Molière, seul, assis dans son fauteuil, est plongé dans une longue rêverie. Le messager le prend pour un garçon nouvellement entré chez son ami, et lui dit brusquement de le servir.
Molière s'excuse, veut expliquer la méprise ; mais sans l'écouter, le messager lui tourne le dos, dénoue sa cravate, s'assied, et lui intime une seconde fois l'ordre de l'accommoder, et tôt ! En présence d'un original si opiniâtre, Molière feint de se rendre, et, familier avec tous les accessoires de la boutique, il apprête les rasoirs, la houppe, passe même la serviette de rigueur. Jusque-là, tout allait pour le mieux. Mais tandis que la savonnette jette sa mousse et que le lourdaud se prélasse sur son siège, Molière, entame une lamentable histoire de vols, d'incendie, de brigandages; histoire à glacer les coeurs les plus intrépides. Ce sont les routiers, les huguenots, les bandouliers (bandits) qui, descendant des Cévennes, ont envahi le pays bas, et mettent tout à feu et à sang !
Absent depuis quelques jours de son domicile le messager croit à ces désastres ; une émotion profonde l'agite... il pâlit !... les muscles de son visage se crispent !... sa peau devient rugueuse, et le rasoir refuse de glisser !... Mais Molière n'avait pas encore atteint le but qu'il s'était proposé. Il assombrit un peu plus les teintes de son tableau, et les derniers paroxysmes de la peur ne tardèrent pas à s'emparer du messager. Hors de lui, il arrache convulsivement la serviette, se débarbouille comme il peut la savonnade, abandonne chez Gély sa cravate, en signe de défaite, se sauve, et ne reparaît que longtemps après dans l'office du barbier. Lorsque ensuite Molière raconta aux habitués de Gély ce qui venait de lui arriver, d'un commun accord et en riant aux éclats, tout l'aréopage convint d'appeler cette scène : la Barbe impossible ; et c'est sous ce titre qu'elle fut transmise de génération en génération, jusqu'à l'époque où Cailhava la recueillit.
Cailhava d'Estandoux, auteur dramatique et littérateur gai et spirituel. Il a écrit des Etudes sur Molière.