Le jeu de boules

Tous les dimanches, et c'est surtout le dimanche qu'on se rend de Lodève à Gourgas, vous pouvez voir, sur le chemin finement sablé qui monte à la source, le long de la rivière, les bons terriens de l'endroit jouant aux boules. Ils s'amusent toute l'après-midi, sans que leur attention soit jamais lassée. Ils oublient les soucis de leurs cultures, même les rivalités de leurs ménages. A peu de frais, ils font du sport sans le savoir. D'assez loin, du pont de pierre on les entend crier, rire, discuter à propos de deux boules placées à égale distance du "cochonnet".
Avec une minutie, qui vient du fond de leur loyauté, ils prennent des mesures ; après quoi, la querelle s'apaise et l'on entend encore des rires. Et la boule, de nouveau roule ses trous et ses bosses. Car ici on n'a jamais songé à se procurer des boules élégamment fignolées du grand monde. Qui pourrait dire depuis combien d'années elles servent et à combien de générations chez les cévenols de Gourgas ?
Toutes primitives, aussi grosses que des têtes d'enfant, confectionnées en un bois très dur que j'ignore, elles ont tant et fait la manoeuvre entre les haies et les palissades de ce chemin sablé, d'où émergent ça  et là les rocailles aiguës et tranchantes, qu'elles présentent sur leur sphère entière une série variée d'égratignures et d'entailles. Parfois, on leur lave la figure ; et cela les rajeunit à tel point, qu'il semble, au moins pendant une heure, qu'elles se roulent et se battent sous le soleil en un mince vêtement d'or.
Quand on a les doigts épais et trop courts, c'est à deux mains qu'il faut les soulever de terre. Chacun reconnaît ses boules aussi bien à leurs poids qu'à leur physionomie. Tous savent, tantôt avec une adresse amicale, les engager délicatement sur la piste qu'ils croient la meilleure, tantôt avec une violence furieuse les jeter contre une boule rivale, "bougri dé bougri !"
Mais il y a sur le bord du chemin une guinguette. On va sous la tonnelle, pour se reposer un peu, boire un verre de limonade. Et le soir, dans leur caisse tant de fois rapiécée, les boules s'en vont pêle-mêle se réconcilier aussi, jusqu'au prochain dimanche.

Georges BEAUME